• Cannibale

    Cannibale

    de Didier Daenincks

    1931, l’Exposition Coloniale. Quelques jours avant l’inauguration officielle, empoisonnés ou victimes d’une nourriture inadaptée, tous les crocodiles du marigot meurent d’un coup. Une solution est négociée par les organisateurs afin de remédier à la catastrophe. Le cirque Höffner de Francfort-sur-le-Main, qui souhaite renouveler l’intérêt du public, veut bien prêter les siens, mais en échange d’autant de Canaques. Qu’à cela ne tienne ! Les « cannibales » seront expédiés.
         Inspiré par ce fait authentique, le récit déroule l’intrigue sur fond du Paris des années trente – ses mentalités, l’univers étrange de l’exposition – tout en mettant en perspective les révoltes qui devaient avoir lieu un demi-siècle plus tard en Nouvelle-Calédonie.

    --> sous forme conté, inspiré d'un fait réel, un grand-père témoigne aurpès de jeunes kanaks tenant un barrage de sa participation à l'exposition universelle de 1931. La moitié des participants, déjà parqués comme des animaux et obligés à se donner en spectacle, sont emportés sans consultation pour l'Allemagne: ils ont été la monnaie de change contre des crocodiles destinés à l'exposition!

    Citations:

    - "Tu vois, on fait des progrès : pour lui nous ne sommes pas des cannibales mais seulement des chimpanzés. Je suis sûr que quand nous serons là-bas, nous serons redevenus des hommes."

    - "Tous les enfants de la tribu m'entourent et me demandent comment c'était la France, Paris. Je leur invente un conte, je leur dis que c'est le pays de merveilles. Mais très tard, je raconte pour les Anciens. Je leur explique qu'on nous obligeait à danser nus, hommes et femmes; que nous avions pas le droit de parler entre nous, seulement de grogner comme des bêtes, pour provoquer les rires des gens, derrière la grille; qu'on insultait le nom légué par nos ancêtres." (p. 47)

     

    — Ah, c’est enfin vous, Grimaut ! Cela fait bien deux heures que je vous ai fait demander... Que se passe-t-il avec les crocodiles ? J’ai fait le tour du parc ce matin, avant de venir au bureau, je n’en ai pas vu un seul dans le marigot...
         Grimaut commence à transpirer. Il baisse les yeux.
         — On a eu un gros problème dans la nuit, monsieur le haut-commissaire... Personne ne comprend ce qui a bien pu se passer...
         — Cessez donc de parler par énigme ! Où sont nos crocodiles ?
         — Ils sont tous morts d’un coup... On pense que leur nourriture n’était pas adaptée... Á moins qu’on ait voulu les empoisonner...
         L’administrateur reste un instant sans voix, puis il se met à hurler.
         Grimaut déglutit douloureusement.
         — Morts ! Tous morts ! C’est une plaisanterie... Qu’est-ce qu’on leur a donné à manger ? De la choucroute, du cassoulet ? Vous vous rendez compte de la situation, Grimaut ? Il nous a fallu trois mois pour les faire venir des Caraïbes... Trois mois ! Qu’est-ce que je vais raconter au président et au maréchal, demain, devant le marigot désert ? Qu’on cultive des nénuphars ? Ils vont les chercher, leurs crocodiles, et il faudra bien trouver une solution... J’espère que vous avez commencé à y réfléchir...
         L’adjoint a sorti un mouchoir de sa poche. Il se tamponne le front.
         — Tout devrait rentrer dans l’ordre au cours des prochaines heures, monsieur le haut-commissaire... J’aurai une centaine de bêtes en remplacement, pour la cérémonie d’ouverture. Des crocodiles, des caïmans, des alligators... Ils arrivent à la gare de l’Est, par le train de nuit...
         — Gare de l’Est ! Et ils viennent d’où ?
         Grimaut esquisse un sourire.
         — D’Allemagne...
         — Des sauriens teutons ! On aura tout vu... Et vous les avez attrapés comment vos crocodiles, Grimaut, si ça n’est pas indiscret ?
         L’adjoint se balance d’un pied sur l’autre.
         — Au téléphone, tout simplement. Ils viennent de la ménagerie du cirque Höffner, de Francfort-sur-le-Main. C’était leur attraction principale, depuis deux ans, mais les gens se sont lassés. Ils cherchaient à les remplacer pour renouveler l’intérêt du public, et ma proposition ne pouvait pas mieux tomber...
         Albert Pontevigne fronce les sourcils.
         — Une proposition ? J’ai bien entendu... J’espère que vous ne vous êtes pas trop engagé, Grimaut.
         — Je ne pense pas... En échange, je leur ai promis de leur prêter une trentaine de Canaques. Ils nous les rendront en septembre, à la fin de leur tournée.

    Nous avons longé la Seine, en camion, et on nous a parqués derrière des grilles, dans un village kanak reconstitué au milieu du zoo de Vincennes, entre la fosse aux lions et le marigot des crocodiles. Leurs cris, leurs bruits nous terrifiaient. [...] Au cours des jours qui ont suivi, des hommes sont venus nous dresser, comme si nous étions des animaux sauvages. Il fallait faire du feu dans des huttes mal conçues dont le toit laissait passer l'eau qui ne cessait de tomber. Nous devions creuser d'énormes troncs d'arbres, plus durs que la pierre, pour construire des pirogues tandis que les femmes étaient obligés de danser le pilou-pilou à heures fixes. [...] J'étais l'un des seuls à savoir déchiffrer quelques mots que le pasteur m'avait appris, mais je ne comprenais pas la signification du deuxième mot écrit sur la pancarte fichée au milieu de la pelouse, devant notre enclos : Hommes anthropophages de Nouvelle-Calédonie.

     


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