• Immortelle randonnée

    Immortelle randonnée / Jean-Christophe Rufin

    Immortelle randonnée signe l'entrée de Jean-Christophe Rufin aux éditions Guérin. Humour, autodérision, portraits, rencontres, anecdotes... La finesse de l'analyse, la limpidité du style dessinent un tableau original et attachant de Compostelle.
    Jean-Christophe Rufin a rejoint Compostelle par le Chemin du Nord, le plus sauvage, celui qui longe la mer.
    Ce qu'il rapporte de ces 900 km à pied est la perception d'une humanité poétique et touchante. Son goût des gens, son sens de l'Histoire, de la singularité des lieux, des destins, la dérision qu'il s'applique à lui-même font de ce texte un manifeste enthousiaste et drôle du grand Chemin qui, certes, n'épargne pas le pèlerin mais dont celui-ci sort grandi et parfois même, heureux.

    --> En ouvrant un livre de Rufin, je suis exigeante: j'ai aimé tous ses livres. Un début de lecture aisé et agréable mais un petit quelque chose qui me gêne: je crois que c'est cette propension à opposer la condition de pèlerin à celle d'académicien. En nous rappelant qu'il est académicien, c'est comme s'il nous rappelait qu'il est faux pèlerin, juste en quête d'un sujet de livre. C'est dommage car je crois que c'est le contraire qui est attendu. Et puis on chemine avec l'auteur, on lit ce qu'il veut bien nous écrire: et finalement c'est bien avec le pèlerin qu'on termine le livre. Quelques pointes d'humour, on n'est jamais franchement hilare, mais la manière d'aborder cette grande randonnée est originale et tout compte fait plaisante.

    citations:

    Le chemin est une alchimie du temps sur l'âme.

     

     

    P :167 Une étrange douceur s’était emparée de moi. Je n’avais plus mal nulle part, entraîné que j’étais par les centaines de kilomètres parcourus. Mes désirs avaient maigri plus vite que moi : ils se réduisaient à quelques ambitions, certaines faciles à satisfaire, manger, boire, une autre assez inaccessible, mais j’en avais pris mon parti : dormir. Je commençais à percevoir en moi la présence d’un délicieux compagnon : le vide. Mon esprit ne formait plus d’image, aucune pensée, encore moins de projet. Mes connaissances, si j’en avais eues, avaient disparues dans les profondeurs et je n’éprouvai aucun besoin d’y faire appel.

    p :194

    Le pèlerinage est un voyage qui soude ensemble toutes les étapes de la croyance humaine, de l’animisme le plus polythéiste jusqu’à l’incarnation du Verbe. Le chemin réenchante le monde. Libre à chacun, ensuite, dans cette réalité saturée de sacré, d’enfermer sa spiritualité retrouvée dans telle religion ou dans telle autre ou dans aucune. Reste que, par le détour du corps et de la privation, l’esprit perd de sa sécheresse et oublie le désespoir où l’avait plongé l’absolue domination du matériel sur le spirituel, de la science sur la croyance, de la longévité du corps sur l’éternité de l’au-delà.

    La nuit tomba et je la contemplai longtemps avant de me coucher pour de bon. En une journée, j’avais tout perdu : mes repères géographiques, la stupide dignité que pouvaient me conférer ma position sociale et mes titres. Cette expérience n’était pas la coquetterie d’un week-end mais bien un nouvel état, qui allait durer. En même temps que j'en subissais l'inconfort et que je pressentais les souffrances qu'il me ferait endurer, j'éprouvais le bonheur de ce dépouillement. Je comprenais combien il était utile de tout perdre, pour retrouver l'essentiel. Ce premier soir, je mesurais la folie de l'entreprise autant que sa nécessité et je me dis que, tout bien considéré, j'avais bien fait de me mettre en route.

    LORSQUE, comme moi, on ne sait rien de Compostelle avant de partir, on imagine un vieux chemin courant dans les herbes, et des pèlerins plus ou moins solitaires qui l'entretiennent en y laissant l'empreinte de leurs pas. Erreur grossière, que l'on corrige bien vite lorsqu'on va chercher la fameuse credencial, document obligatoire pour accéder aux refuges pour pèlerins !
    On découvre alors que le Chemin est l'objet sinon d'un culte, du moins d'une passion, que partagent nombre de ceux qui l'ont parcouru. Toute une organisation se cache derrière le vieux chemin : des associations, des publications, des guides, des permanences spécialisées. Le chemin est un réseau, une confrérie, une internationale. Nul n'est contraint d'y adhérer, mais cette organisation se signale à vous dès le départ, en vous délivrant la credencial, ce passeport qui est bien plus qu'un bout de carton folklorique. Car, dûment fiché comme futur-ancien-pèlerin, vous recevrez désormais des bulletins d'études savants, des invitations à des sorties pédestres et même, si vous habitez certaines villes, à des séances de restitution d'expériences, organisées autour de voyageurs fraîchement rentrés. Ces rencontres amicales autour d'un verre s'appellent « Le vin du pèlerin » !
    J'ai découvert ce monde en entrant par une après-midi pluvieuse dans la petite boutique sise rue des Canettes à Paris, dans le quartier Saint-Sulpice, siège de l'association des Amis de Saint-Jacques. L'endroit détone, au milieu des bars branchés et des boutiques de fringues. Il fleure bon sa salle paroissiale et le désordre poussiéreux qui l'encombre a l'inimitable cachet des locaux dits « associatifs ». Le permanencier qui m'accueille est un homme d'un certain âge - on dirait aujourd'hui un « senior », mais ce terme n'appartient pas au vocabulaire jacquaire. Il n'y a personne d'autre dans la boutique et j'aurais l'impression de le réveiller s'il ne se donnait pas beaucoup de mal pour paraître affairé. L'informatique n'a pas encore pris possession du lieu. Ici règnent toujours la fiche bristol jaunâtre, les dépliants ronéotypés, le tampon baveux et son encreur métallique.

     

    Je me sens un peu gêné de déclarer mon intention - pas encore arrêtée, pensé-je - de partir sur le Chemin. L'ambiance est celle d'un confessionnal et je ne sais pas encore que la question du « pourquoi » ne me sera pas posée. Prenant les devants, je tente des justifications qui, évidemment, sonnent faux. L'homme sourit et revient à des questions pratiques : nom, prénom, date de naissance.
    Il me conduit peu à peu jusqu'au grand sujet : est-ce que je souhaite adhérer à l'association avec le bulletin - c'est plus cher - ou sans, c'est-à-dire en payant le minimum : il me donne les prix de chaque option. Les quelques euros de différence lui semblent suffisamment importants pour qu'il se lance dans une longue explication sur le contenu précis des deux formes d'adhésion. Je mets cela sur le compte d'un désir louable de solidarité : ne pas priver de Chemin les plus modestes. En cours de route, j'aurai l'occasion de comprendre qu'il s'agit de bien autre chose : les pèlerins passent leur temps à éviter de payer. Ce n'est souvent pas une nécessité, mais plutôt un sport, un signe d'appartenance au club. J'ai vu des marcheurs, par ailleurs prospères, faire d'interminables calculs, avant de décider s'ils commanderont un sandwich (pour quatre) dans un bar, ou s'ils feront trois kilomètres de plus pour l'acheter à une hypothétique boulangerie. Le pèlerin de Saint-Jacques, que l'on appelle un Jacquet, n'est pas toujours pauvre, loin s'en faut, mais il se comporte comme s'il l'était. On peut rattacher ce comportement à l'un des trois vœux qui, avec la chasteté et l'obéissance, marquent depuis le Moyen Âge l'entrée dans la vie religieuse ; on peut aussi appeler cela plus simplement de la radinerie.

    Et là, dans ces splendeurs, le Chemin m’a confié son secret. Il m’a glissé sa vérité qui est tout aussi devenue la mienne. Compostelle n’est pas un pèlerinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n’appartient en propre à aucun culte et, à vrai dire, on peut y mettre tout ce que l’on souhaite. S’il devait être proche d’une religion, ce serait la moins religieuse d’entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l’être humain d’en approcher l’existence : Compostelle est un pèlerinage bouddhiste. Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience ; il met le moi en résonance avec la nature.

    Avec un entrainement physique minimum, il est assez facile d'affronter les journées du pèlerin. Les nuits, c'est autre chose. Tout dépend de l'aptitude que l'on a à dormir n'importe où et avec n'importe qui. Il y a beaucoup d'injustice, en cette matière : certaines personnes, à peine la tête sur l'oreiller, s'endorment profondément et un train qui passe à proximité ne les réveille pas. D'autres, dont je fais partie, sont habitués aux interminables heures passées à plat dos, les yeux grands ouverts, les jambes agitées d'impatiences. Et quand, au terme de ces longues attentes, ils finissent par s'assoupir, une porte qui grince, une conversation chuchotée, un simple frôlement suffisent à les réveiller.

     

     


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